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La fille d'Estelle Norman
"En apprenant à connaître les maux de la nature, on méprise la mort; en apprenant à connaître ceux de la société, on méprise la vie." -CHAMFORT, Maximes et Pensées.
Le juge posa devant lui le dossier que lui avait remis le procureur. Il en
ouvrit lentement la couverture, lut rapidement les premières lignes, puis s'enfonça
dans son siège pour contempler l'audience. Il rajusta ses lunettes avant de
parler.
-"Mademoiselle Estelle Norman, levez-vous."
Une belle jeunne femme, dont la trentaine ne se voyait que par les veines qui
parcouraient ses mains, fit face au juge.
-"En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, et par décision du jury ici présent,"
La jeune femme avait un air songeur, comme si tout ce qui l'entourait était
loin d'être réel. Tout d'un coup, son attitude changea, et ses yeux fixèrent
le crâne du juge, comme s'ils tentaient de le corroder par la seule puissance
du regard.
-"Je vous déclare... Coupable... de crimes contre l'humanité. Je vous condamne
donc à un emprisonnement à perpétuité. Avez-vous quelque chose à ajouter
?"
Les paroles du juge firent place au silence. Quelques fractions de secondes
s'écoulèrent, lentement. Soudainement, la jeune femme leva ses mains et son
regard vers le ciel et cria:
-"OUI !"
Neuf mois s'étaient écoulés depuis l'incident. A l'époque, je fus avertie par
lettre que j'avais été choisie au hasard pour être membre d'un jury citoyen.
Cela avait consisté à juger l'affaire d'une certaine Estelle Norman. Les médias
en avaient peu parlé, mais il s'agissait d'une affaire horrible. La femme était
calme et songeuse en apparence, mais il s'est rapidement avéré qu'elle était
atteinte d'une sorte de folie. La Défense avait essayé de prendre cette folie
comme argument, mais cette femme semblait tout bonnement vouloir être condamnée.
Je ne sais pas pourquoi je pensais à tout cela quand je prenais le courrier
en rentrant de chez moi. Dans la boîte aux lettres, une pile multicolore m'annonça
que mon adresse était toujours cible de promotions épiscopales. En retirant
la pile pour la jeter à la poubelle, je faillis ne pas remarquer une petite
enveloppe marron, sans expéditeur, qui portait mon nom d'une poigne soignée.
Une fois débarassée de la publicité, j'entrepris d'examiner le contenu de l'enveloppe.
Elle contenait une liasse de feuilles de papier froissé, écrites toutes avec
la même écriture droite et soignée. Je ne vis pas le nom de l'expéditeur dans
la première page, je retournai donc la pile , cherchant une signature. Le nom
de l'expéditeur était effectivement écrit tout en bas de la dernière feuille:
Estelle Norman.
J'ai tout de suite pensé que c'était une blague, et je faillis jeter l'enveloppe
quand mon regard fut attiré par la première phrase: "Vous souvenez-vous de ce
que j'ai fait ?". Cela m'amusa davantage. Evidemment, je le savais. Le procès
avait été long et peineux, la Défense essayant de réduire la peine des horreurs
dont Estelle Norman était accusée. Elle fut finalement condamnée, par ses actes
hideux, qui étaient... qui n'étaient plus dans ma mémoire. Le choc de la surprise
me fit presque trébucher. Je restai quelques instants immobile, je sentis mes
jambes faiblir, et me soutins à la boîte au lettres. Ce n'était pas normal,
je me souviens distinctement des longs moments passés à discuter avec les autres
jurés pour s'accorder sur la culpabilité de l'accusé. Cependant, à chaque
fois que j'essayais de me remémorer le contenu de la conversation, le souvenir
disparaissait comme de la brume chassée par le vent. J'ai tout de suite pensé
qu'il s'agissait d'un surmenage passager, et décidai de rentrer me reposer.
Je m'installai confortablement dans mon appartement, jetant mes talons au loin.
En tant que jeune femme célibataire, je disposais d'un petit deux pièces, situé
près d'un immense bâtiment noir, le siège social d'un grand groupe de l'industrie
pharmaceutique. C'était mon travail d'agent immobilier qui m'avait permis de
trouver ce petit coin tranquille. Seul point négatif de mon petit appartement,
le paysage était en grande partie occupé par l'immense immeuble noir. Certaines
nuits, la lune se reflétait sur ses fenêtres, donnant ainsi l'impression qu'un
oeil fantomatique apparaissait au milieu des ténèbres et m'observait.
Je me rendis compte soudainement que mes pensées divaguaient, et je me souvins
du manuscrit que j'avais reçu. Ne sachant plus quoi penser, j'ai décidé de le
lire, pour savoir s'il s'agissait vraiment d'une plaisanterie.
"Vous souvenez-vous de ce que j'ai fait ? Je sais bien que non. C'est pourquoi
je vous écris. Je suis bien Estelle Norman, condamnée pour crimes contre l'humanité
il y a neuf mois. J'ai assurément commis quelques pêchés, mais en tous cas,
pas ceux pour lequels on m'a enfermée. Je désire, par la présente lettre, présenter
clairement quelles ont été mes actions et prouver, je l'espère, mon innocence.
Je sais bien que très peu de personnes me croiront, en tous cas, que certaines
partagent le secret me suffit pour garder la lucidité mentale qui me permet
d'écrire. Je suis actuellement enfermée dans un asile psychiatrique, où l'on
me donne parfois la permission de me servir d'un crayon pour écrire sur une
feuille, que je dois également demander. Mais ce ne sont que des questions pratiques.
Ce qui est important, c'est qu'en ces moments de lucidité la mémoire me revient,
et je peux mettre par écrit les souvenirs puisés dans mon inconscient."
Je trouvai bien évidemment la lettre très étrange. Cela ne faisait aucun doute
qu'elle provenait bien d'Estelle Norman. Je me demandai surtout comment elle
avait pu bien faire pour obtenir mon nom et mon adresse. On m'avait pourtant
assuré que le dossier concernant les jurés sélectionnés pour l'affaire
était strictement confidentiel ! J'ai failli appeler le palais de justice pour
demander des explications, quand je fus intriguée par la suite de la lettre.
Estelle Norman était en prison, je ne risquais donc rien. J'aurais tout le temps
d'enquêter plus tard.
"Je venais de mettre au monde mon enfant. Mon petit bébé n'était pas un être
humain ni quelque chose de solide. Ce n'était qu'une idée, nette et précise,
sur ce que je devais faire dorénavant. Neuf mois de gestation, de développment
d'un embryon d'idée ensemencée par un type qui m'a droguée pour que je couche
avec lui. Il disait être chercheur dans un laboratoire pharmaceutique, c'est
peut être là qu'il a déniché la saloperie qu'il ma fait avaler. En tout cas,
je me souviens d'une soirée où je buvais avec lui, puis d'une grande obscurité.
Cette longue disparition de ma vision me parut humide et chaude, toutes mes
sensations tactiles confuses, comme dans un rêve. Quelques voix me parvenaient
de l'obscurité, cotonneuses et entrecoupées, comme elles provenaient d'endroits
distincts. Quand je me réveillai, j'étais seule dans mon appartement. La porte
de sortie était tirée, mais le loquet était ouvert. N'importe qui aurait pu
entrer dans mon appartement. Je me rendis compte immédiatement que plusieurs
personnes étaient entrées, comme l'a témoigné tout de suite des nombreuses marques
de pas dans le sol. Toutes convergeaient vers mon lit, et je découvris avec
horreur que le sol était aussi jonché de préservatifs usagés."
Le téléphone se mit à sonner, et je posai la lettre par terre avant de répondre.
C'était mon hôpital qui me communiquait certains tests que j'avais passés. Les
résultats n'avaient rien de surprenant, j'ai donc décidé de continuer à lire.
Avant de me replonger dans ma lecture, j'ai remarqué la silhouette noire du
groupe pharmaceutique, qui me regardait avec un oeil unique, à demi clos, en
forme de croissant de lune. Me souvenant du contenu de la lettre, je me suis
demandée s'il existait des aphrodisiaques puissants produits industriellement.
L'idée me fit frisonner, je revins à la lecture de mon étrange courrier.
"Je ne sais pas combien d'hommes sont venus, ni pendant combien de temps. Je
me sentais fatiguée, et tout d'un coup une douleur atroce envahit le bas de
mon ventre. Instinctivement, je mis mon bras entre mes jambes. J'attendis un
moment ainsi, puis levai mon bras à la lumière de la lune. Il était complètement
couvert de sang menstruel. L'idée de ne pas être enceinte me remplit de joie,
et je m'enduis le visage de mon propre liquide pour montrer à la nature ma victoire
sur elle."
Je lis le reste de l'histoire, passionnée et pressée d'en finir. Même si ce
qu'elle écrivait était horrible, je fus émue du sort de mon correspondant. Je
fus donc saisie par l'envie de retrouver Estelle Norman, et lui dire simplement
que moi, je la croyais. Je restai un long moment en regardant le vide, puis
me sentis observée. En effet, une grande silhouette noire se découpait à l'extérieur.
Le bâtiment d'en face attendait ma réaction, me regardant de son oeil impassible.
J'ai décidé d'aller dormir et de partir le lendemain à la recherche de mon correspondant.
"Cependant, neuf mois après, je mis un enfant au monde, comme je l'ai dit il
y a quelques pages. J'étais enceinte de l'idée de retrouver l'homme qui m'avait
mis dans cet état et de lui montrer son fils, les larmes de sang que chaque
mois s'écoulent de moi. Je sus que j'étais enceinte quand l'hôpital m'appela
pour m'apprendre la nouvelle. Ils avaient même un nom pour mon enfant, un nom
assez courant, mais que je trouvais plutôt joli. Il s'agirait probablement d'une
fille, vu le nom qu'ils avaient choisi. En effet, elle s'appellerait Sida. Ce
n'était probablement pas la fille de celui qui m'avait fait dormir avec son
poison, mais un des bâtards qui se sont servis de mon corps après lui. Soudain,
une nouvelle douleur abdominale me prevint de leur arrivée. Je les accueillis
de mes mains, et peignit des larmes sur mon visage à l'aide de mes mains. Ainsi
maquillée, je mis ma meilleure robe et partir dans la nuit à la recherche de
mon bourreau."
Je suis arrivée en plein milieu de la nuit devant le petit abri de garde du
palais de justice. A l'intérieur, un garde était assis devant un écran de télévision.
Il remarqua mon arrivée.
-"Je peux vous aider, Madame ?"
-"Je voudrais un renseignement."
-"Il faudra passer demain."
-"Je vous en prie, c'est assez urgent, et vous savez peut être quelque chose."
Le garde fit la moue, regarda quelques instants l'écran de télévision, puis
se tourna vers moi.
-"Je n'ai pas toute la nuit. Dites moi vite ce que vous voulez."
-"Voila, je voudrais savoir si les archives des jurys sont secrets."
Le garde grogna brièvement et reporta son attention à l'écran de télévision.
Il pensait sûrement que je me fichais de lui.
-"Je vous en prie, c'est important."
Au bout d'un moment, il daigna me regarder à nouveau.
-"Ecoutez, je n'en sais rien. Je suppose que oui. Allez vous en, maintenant."
-"Encore une chose et je m'en irai. Est-ce qu'il est possible qu'un accusé trouve
où habite un membre du jury ?"
Le visage du garde s'éclaircit légèrement, et il refléchit un petit instant.
Le sujet l'intéressait visiblement.
-"J'ai entendu une fois une histoire sur le fait que le hasard avait choisi
un jury qui était un ancient amant de la femme accusée."
Le garde rit brièvement, puis continua.
-"Le gars avait nié toute connaissance de l'affaire, jusqu'à ce que la femme
accusée, apparamment encore en colère contre le mec en question, déclara qu'il
ferait tout pour la trouver coupable. Le type en prit pour dix ans de prison,
après coup !"
Dès que l'hilarité du garde fut dissipée, je le remerciai et me pressa de rentrer.
Je me demandais où bien Estelle Norman avait pu me voir. Elle aurait peut-être
pu être l'une de mes clientes. En tous cas, je n'en avais aucun souvenir pour
le moment.
"Je suis arrivée à la plante de purification d'eau sans trop d'embûches. Je
connaissais le chemin par coeur, pour l'avoir fait de nombreuses fois, afin
d'essayer de trouver un moyen de penétrer à l'intérieur de la plante. La chance
me sourit, car une semaine auparavant, avant l'accouchement de mon plan, je
me rendis compte qu'un vieil arbre était tombé et avait arraché une partie du
grillage. Mais personne n'avait encore rien remarqué du fait que l'arbre était
tombé dans un endroit peu visible depuis l'accès du site. Je pus donc contourner
l'arbre déchu sans difficulté, et déjouer les systèmes de sécurité."
Dans le chemin du retour, j'ai croisé les portes d'un bar à l'ambiance joyeuse.
Il était visiblement ouvert jusqu'au petit matin, et j'ai décidé d'y prendre
un verre. Un peu de fumée flottait dans l'air, mais elle ne m'empêcha pas de
distinguer l'intérieur à fur à mesure que je me dirigeais vers le comptoir.
Une petite piste de danse était aménagée dans un coin, et quelques couples
de danseurs s'enlaçaient au rythme d'un slow. Le reste du bar était rempli de
colonnes, ceinturés par des petites supports permettant de poser ses affaires.
Quelques tables étaient présentes également au long des murs. Il y avait plus
de monde autour des piliers, en train de fumer, boire et rigoler, que dans les
tables. Mais je pris la décision de m'assoir à la barre. Avec un peu de chance,
un bel homme passerait par là ce soir. J'ai commandé une bière, et me mis à
penser à la lettre.
"Evidemment, il faut comprendre que malgré toutes mes recherches, je n'ai pas
réussi à le retrouver. J'ai parcouru tous les endroits où l'on avait été ensemble,
j'ai attendu pendant des heures dans le night-club où l'on s'était rencontrés,
mais il n'est jamais revenu dans un de ces endroits. Il n'y avait donc qu'un
seul moyen de l'atteindre. Une de mes amies avait travaillé dans une usine de
retraitement des eaux, qui étaient ensuite distribuées dans toute la ville.
Le père de ma fille boirait bien de cette eau, tôt ou tard."
J'avais à peine fini mon verre quand un homme me demanda s'il pouvait m'offrir
quelque chose à boire. Il était grand, un peu maigre, mais tout de même musclé.
Son visage était relativement beau, il portait des lunettes accentuant son regard
félin. J'acceptai son invitation, et nous discutâmes quelque temps. J'appris
qu'il travaillait dans le bâtiment en face de chez moi. La coïncidence était
grande, aussi je ne pus pas m'empêcher de lui raconter l'histoire de ma correspondante,
et de lui demander si sa compagnie fabriquait ce genre de produits. Il me répondit
immédiatement que ce genre de produits était illégal, et que donc en aucun cas
sa compagnie ne pouvait les produire. Dans la suite de la conversation, cependant,
j'ai remarqué qu'il mettait un peu moins d'enthousiasme. Quand je suis rentrée
chez moi, seule, je me rendis compte qu'il ne m'avait même pas laissé son numéro
de téléphone. Peu après, alors que je posais mes affaires près de mon lit, je
m'évanouis sur le matelas.
"J'ai donc compris, après longue refléxion, que je pourrai donner ma fille à
son père si je déversais toutes mes larmes de sang dans l'étang d'eau purifiée.
Pour cela, je les ai longuement receuillies et conservées dans des bouteilles
vides d'eau minérale."
Le matin suivant est survenu quelques jours après. Un coup de téléphone me réveilla
et la voix d'une amie, inquiète, me parvint.
-"Est-ce que ça va ? ça fait plusieurs jours que tu n'est pas venue au bureau
!"
Je ne voulais pas l'inquiéter, alors je mentis.
-"Oui, ça va. J'ai été un peu malade, et je n'avais même pas la force d'aller
jusqu'au téléphone."
-"Ah, ma pauvre. ça va mieux maintenant ?"
Je compris bien qu'on m'avait refilé une sorte de drogue, comme à Estelle Norman.
Mais je ne voulais toujours pas inquiéter mon amie.
-"Oui, tout à fait."
Puis, j'eus une idée.
-"Dis-moi, est-ce que tu as entendu parler d'Estelle Norman ?"
Mon amie resta silencieuse quelques instants, puis répondit d'une voix hésitante.
-"Est-ce que tu te fiches de moi ?"
C'était donc un client important. Je devrai vérifier dans les fichiers de l'agence.
-"Oui, je blaguais. Allez, on se voit demain."
J'ai raccroché. Il faudra que j'aille voir un docteur pour ma tête, parce que
je n'arrivais toujours pas à savoir ce qu'elle avait bien pu faire. J'ai alors
commencé à douter de ma santé mentale. Je me rendormis.
"Une fois que j'eus déversé tout le contenu de mes bouteilles dans l'étang,
je me rendis compte que ce n'était pas suffisant. Je me suis donc taillée les
poignets pour que ma fille puisse enfin parvenir à celui qui l'a mise au monde."
A mon réveil, j'étais attachée à une espèce de civière. Quelques infirmiers
s'affairaient autour de moi, et s'agitèrent davantage en voyant que je revenais
à la vie. L'un d'eux s'adressa à moi.
-"Madame, est-ce que vous m'entendez ?"
Sa voix résonnait dans mes oreilles.
-"Oui... parlez moins fort s'il vous plaît."
L'infirmier prit compte de ma requête. Il continua plus bas.
-"Cela ne valait vraiment pas le coup d'en finir comme ça. Surtout une femme
aussi belle que vous."
Il cligna de l'oeil. Je sentis qu'on emmenait la civière quelque part d'autre.
L'infirmier me suivait, tout près.
-"Mais je crains qu'il vous faudra bien vous expliquer avant de pouvoir sortir
d'ici."
Je ne compris pas tout de suite ce qu'il voulait dire, jusqu'à ce qu'un inspecteur
entre dans la chambre où l'on m'avait laissée.
Quelque temps plus tard, j'étais assise dans un tribunal. Le juge me demanda
de me lever. Quand il me déclara coupable, je me rendis compte que j'avais enfin
trouvé Estelle Norman. Je voulus remercier le Ciel de ne pas être folle. Je
levai donc les bras et le regard vers le firmament. J'ai exclamé de toutes mes
forces:
-"OUI !".
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Newsdee(06/2000).
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