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2000-04
by Newsdee

   

La fille d'Estelle Norman

"En apprenant à connaître les maux de la nature, on méprise la mort;
en apprenant à connaître ceux de la société, on méprise la vie."
-CHAMFORT, Maximes et Pensées.

Le juge posa devant lui le dossier que lui avait remis le procureur. Il en ouvrit lentement la couverture, lut rapidement les premières lignes, puis s'enfonça dans son siège pour contempler l'audience. Il rajusta ses lunettes avant de parler.

-"Mademoiselle Estelle Norman, levez-vous."

Une belle jeunne femme, dont la trentaine ne se voyait que par les veines qui parcouraient ses mains, fit face au juge.

-"En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, et par décision du jury ici présent,"

La jeune femme avait un air songeur, comme si tout ce qui l'entourait était loin d'être réel. Tout d'un coup, son attitude changea, et ses yeux fixèrent le crâne du juge, comme s'ils tentaient de le corroder par la seule puissance du regard.

-"Je vous déclare... Coupable... de crimes contre l'humanité. Je vous condamne donc à un emprisonnement à perpétuité. Avez-vous quelque chose à ajouter ?"

Les paroles du juge firent place au silence. Quelques fractions de secondes s'écoulèrent, lentement. Soudainement, la jeune femme leva ses mains et son regard vers le ciel et cria:

-"OUI !"


Neuf mois s'étaient écoulés depuis l'incident. A l'époque, je fus avertie par lettre que j'avais été choisie au hasard pour être membre d'un jury citoyen. Cela avait consisté à juger l'affaire d'une certaine Estelle Norman. Les médias en avaient peu parlé, mais il s'agissait d'une affaire horrible. La femme était calme et songeuse en apparence, mais il s'est rapidement avéré qu'elle était atteinte d'une sorte de folie. La Défense avait essayé de prendre cette folie comme argument, mais cette femme semblait tout bonnement vouloir être condamnée.

Je ne sais pas pourquoi je pensais à tout cela quand je prenais le courrier en rentrant de chez moi. Dans la boîte aux lettres, une pile multicolore m'annonça que mon adresse était toujours cible de promotions épiscopales. En retirant la pile pour la jeter à la poubelle, je faillis ne pas remarquer une petite enveloppe marron, sans expéditeur, qui portait mon nom d'une poigne soignée. Une fois débarassée de la publicité, j'entrepris d'examiner le contenu de l'enveloppe. Elle contenait une liasse de feuilles de papier froissé, écrites toutes avec la même écriture droite et soignée. Je ne vis pas le nom de l'expéditeur dans la première page, je retournai donc la pile , cherchant une signature. Le nom de l'expéditeur était effectivement écrit tout en bas de la dernière feuille: Estelle Norman.

J'ai tout de suite pensé que c'était une blague, et je faillis jeter l'enveloppe quand mon regard fut attiré par la première phrase: "Vous souvenez-vous de ce que j'ai fait ?". Cela m'amusa davantage. Evidemment, je le savais. Le procès avait été long et peineux, la Défense essayant de réduire la peine des horreurs dont Estelle Norman était accusée. Elle fut finalement condamnée, par ses actes hideux, qui étaient... qui n'étaient plus dans ma mémoire. Le choc de la surprise me fit presque trébucher. Je restai quelques instants immobile, je sentis mes jambes faiblir, et me soutins à la boîte au lettres. Ce n'était pas normal, je me souviens distinctement des longs moments passés à discuter avec les autres jurés pour s'accorder sur la culpabilité de l'accusé. Cependant, à chaque fois que j'essayais de me remémorer le contenu de la conversation, le souvenir disparaissait comme de la brume chassée par le vent. J'ai tout de suite pensé qu'il s'agissait d'un surmenage passager, et décidai de rentrer me reposer.

Je m'installai confortablement dans mon appartement, jetant mes talons au loin. En tant que jeune femme célibataire, je disposais d'un petit deux pièces, situé près d'un immense bâtiment noir, le siège social d'un grand groupe de l'industrie pharmaceutique. C'était mon travail d'agent immobilier qui m'avait permis de trouver ce petit coin tranquille. Seul point négatif de mon petit appartement, le paysage était en grande partie occupé par l'immense immeuble noir. Certaines nuits, la lune se reflétait sur ses fenêtres, donnant ainsi l'impression qu'un oeil fantomatique apparaissait au milieu des ténèbres et m'observait. Je me rendis compte soudainement que mes pensées divaguaient, et je me souvins du manuscrit que j'avais reçu. Ne sachant plus quoi penser, j'ai décidé de le lire, pour savoir s'il s'agissait vraiment d'une plaisanterie.


"Vous souvenez-vous de ce que j'ai fait ? Je sais bien que non. C'est pourquoi je vous écris. Je suis bien Estelle Norman, condamnée pour crimes contre l'humanité il y a neuf mois. J'ai assurément commis quelques pêchés, mais en tous cas, pas ceux pour lequels on m'a enfermée. Je désire, par la présente lettre, présenter clairement quelles ont été mes actions et prouver, je l'espère, mon innocence. Je sais bien que très peu de personnes me croiront, en tous cas, que certaines partagent le secret me suffit pour garder la lucidité mentale qui me permet d'écrire. Je suis actuellement enfermée dans un asile psychiatrique, où l'on me donne parfois la permission de me servir d'un crayon pour écrire sur une feuille, que je dois également demander. Mais ce ne sont que des questions pratiques. Ce qui est important, c'est qu'en ces moments de lucidité la mémoire me revient, et je peux mettre par écrit les souvenirs puisés dans mon inconscient."


Je trouvai bien évidemment la lettre très étrange. Cela ne faisait aucun doute qu'elle provenait bien d'Estelle Norman. Je me demandai surtout comment elle avait pu bien faire pour obtenir mon nom et mon adresse. On m'avait pourtant assuré que le dossier concernant les jurés sélectionnés pour l'affaire était strictement confidentiel ! J'ai failli appeler le palais de justice pour demander des explications, quand je fus intriguée par la suite de la lettre. Estelle Norman était en prison, je ne risquais donc rien. J'aurais tout le temps d'enquêter plus tard.


"Je venais de mettre au monde mon enfant. Mon petit bébé n'était pas un être humain ni quelque chose de solide. Ce n'était qu'une idée, nette et précise, sur ce que je devais faire dorénavant. Neuf mois de gestation, de développment d'un embryon d'idée ensemencée par un type qui m'a droguée pour que je couche avec lui. Il disait être chercheur dans un laboratoire pharmaceutique, c'est peut être là qu'il a déniché la saloperie qu'il ma fait avaler. En tout cas, je me souviens d'une soirée où je buvais avec lui, puis d'une grande obscurité. Cette longue disparition de ma vision me parut humide et chaude, toutes mes sensations tactiles confuses, comme dans un rêve. Quelques voix me parvenaient de l'obscurité, cotonneuses et entrecoupées, comme elles provenaient d'endroits distincts. Quand je me réveillai, j'étais seule dans mon appartement. La porte de sortie était tirée, mais le loquet était ouvert. N'importe qui aurait pu entrer dans mon appartement. Je me rendis compte immédiatement que plusieurs personnes étaient entrées, comme l'a témoigné tout de suite des nombreuses marques de pas dans le sol. Toutes convergeaient vers mon lit, et je découvris avec horreur que le sol était aussi jonché de préservatifs usagés."


Le téléphone se mit à sonner, et je posai la lettre par terre avant de répondre. C'était mon hôpital qui me communiquait certains tests que j'avais passés. Les résultats n'avaient rien de surprenant, j'ai donc décidé de continuer à lire. Avant de me replonger dans ma lecture, j'ai remarqué la silhouette noire du groupe pharmaceutique, qui me regardait avec un oeil unique, à demi clos, en forme de croissant de lune. Me souvenant du contenu de la lettre, je me suis demandée s'il existait des aphrodisiaques puissants produits industriellement. L'idée me fit frisonner, je revins à la lecture de mon étrange courrier.


"Je ne sais pas combien d'hommes sont venus, ni pendant combien de temps. Je me sentais fatiguée, et tout d'un coup une douleur atroce envahit le bas de mon ventre. Instinctivement, je mis mon bras entre mes jambes. J'attendis un moment ainsi, puis levai mon bras à la lumière de la lune. Il était complètement couvert de sang menstruel. L'idée de ne pas être enceinte me remplit de joie, et je m'enduis le visage de mon propre liquide pour montrer à la nature ma victoire sur elle."


Je lis le reste de l'histoire, passionnée et pressée d'en finir. Même si ce qu'elle écrivait était horrible, je fus émue du sort de mon correspondant. Je fus donc saisie par l'envie de retrouver Estelle Norman, et lui dire simplement que moi, je la croyais. Je restai un long moment en regardant le vide, puis me sentis observée. En effet, une grande silhouette noire se découpait à l'extérieur. Le bâtiment d'en face attendait ma réaction, me regardant de son oeil impassible. J'ai décidé d'aller dormir et de partir le lendemain à la recherche de mon correspondant.


"Cependant, neuf mois après, je mis un enfant au monde, comme je l'ai dit il y a quelques pages. J'étais enceinte de l'idée de retrouver l'homme qui m'avait mis dans cet état et de lui montrer son fils, les larmes de sang que chaque mois s'écoulent de moi. Je sus que j'étais enceinte quand l'hôpital m'appela pour m'apprendre la nouvelle. Ils avaient même un nom pour mon enfant, un nom assez courant, mais que je trouvais plutôt joli. Il s'agirait probablement d'une fille, vu le nom qu'ils avaient choisi. En effet, elle s'appellerait Sida. Ce n'était probablement pas la fille de celui qui m'avait fait dormir avec son poison, mais un des bâtards qui se sont servis de mon corps après lui. Soudain, une nouvelle douleur abdominale me prevint de leur arrivée. Je les accueillis de mes mains, et peignit des larmes sur mon visage à l'aide de mes mains. Ainsi maquillée, je mis ma meilleure robe et partir dans la nuit à la recherche de mon bourreau."


Je suis arrivée en plein milieu de la nuit devant le petit abri de garde du palais de justice. A l'intérieur, un garde était assis devant un écran de télévision. Il remarqua mon arrivée.

-"Je peux vous aider, Madame ?"
-"Je voudrais un renseignement."
-"Il faudra passer demain."
-"Je vous en prie, c'est assez urgent, et vous savez peut être quelque chose."

Le garde fit la moue, regarda quelques instants l'écran de télévision, puis se tourna vers moi.

-"Je n'ai pas toute la nuit. Dites moi vite ce que vous voulez."
-"Voila, je voudrais savoir si les archives des jurys sont secrets."

Le garde grogna brièvement et reporta son attention à l'écran de télévision. Il pensait sûrement que je me fichais de lui.

-"Je vous en prie, c'est important."

Au bout d'un moment, il daigna me regarder à nouveau.

-"Ecoutez, je n'en sais rien. Je suppose que oui. Allez vous en, maintenant."

-"Encore une chose et je m'en irai. Est-ce qu'il est possible qu'un accusé trouve où habite un membre du jury ?"

Le visage du garde s'éclaircit légèrement, et il refléchit un petit instant. Le sujet l'intéressait visiblement.

-"J'ai entendu une fois une histoire sur le fait que le hasard avait choisi un jury qui était un ancient amant de la femme accusée."

Le garde rit brièvement, puis continua.

-"Le gars avait nié toute connaissance de l'affaire, jusqu'à ce que la femme accusée, apparamment encore en colère contre le mec en question, déclara qu'il ferait tout pour la trouver coupable. Le type en prit pour dix ans de prison, après coup !"

Dès que l'hilarité du garde fut dissipée, je le remerciai et me pressa de rentrer. Je me demandais où bien Estelle Norman avait pu me voir. Elle aurait peut-être pu être l'une de mes clientes. En tous cas, je n'en avais aucun souvenir pour le moment.


"Je suis arrivée à la plante de purification d'eau sans trop d'embûches. Je connaissais le chemin par coeur, pour l'avoir fait de nombreuses fois, afin d'essayer de trouver un moyen de penétrer à l'intérieur de la plante. La chance me sourit, car une semaine auparavant, avant l'accouchement de mon plan, je me rendis compte qu'un vieil arbre était tombé et avait arraché une partie du grillage. Mais personne n'avait encore rien remarqué du fait que l'arbre était tombé dans un endroit peu visible depuis l'accès du site. Je pus donc contourner l'arbre déchu sans difficulté, et déjouer les systèmes de sécurité."


Dans le chemin du retour, j'ai croisé les portes d'un bar à l'ambiance joyeuse. Il était visiblement ouvert jusqu'au petit matin, et j'ai décidé d'y prendre un verre. Un peu de fumée flottait dans l'air, mais elle ne m'empêcha pas de distinguer l'intérieur à fur à mesure que je me dirigeais vers le comptoir. Une petite piste de danse était aménagée dans un coin, et quelques couples de danseurs s'enlaçaient au rythme d'un slow. Le reste du bar était rempli de colonnes, ceinturés par des petites supports permettant de poser ses affaires. Quelques tables étaient présentes également au long des murs. Il y avait plus de monde autour des piliers, en train de fumer, boire et rigoler, que dans les tables. Mais je pris la décision de m'assoir à la barre. Avec un peu de chance, un bel homme passerait par là ce soir. J'ai commandé une bière, et me mis à penser à la lettre.


"Evidemment, il faut comprendre que malgré toutes mes recherches, je n'ai pas réussi à le retrouver. J'ai parcouru tous les endroits où l'on avait été ensemble, j'ai attendu pendant des heures dans le night-club où l'on s'était rencontrés, mais il n'est jamais revenu dans un de ces endroits. Il n'y avait donc qu'un seul moyen de l'atteindre. Une de mes amies avait travaillé dans une usine de retraitement des eaux, qui étaient ensuite distribuées dans toute la ville. Le père de ma fille boirait bien de cette eau, tôt ou tard."


J'avais à peine fini mon verre quand un homme me demanda s'il pouvait m'offrir quelque chose à boire. Il était grand, un peu maigre, mais tout de même musclé. Son visage était relativement beau, il portait des lunettes accentuant son regard félin. J'acceptai son invitation, et nous discutâmes quelque temps. J'appris qu'il travaillait dans le bâtiment en face de chez moi. La coïncidence était grande, aussi je ne pus pas m'empêcher de lui raconter l'histoire de ma correspondante, et de lui demander si sa compagnie fabriquait ce genre de produits. Il me répondit immédiatement que ce genre de produits était illégal, et que donc en aucun cas sa compagnie ne pouvait les produire. Dans la suite de la conversation, cependant, j'ai remarqué qu'il mettait un peu moins d'enthousiasme. Quand je suis rentrée chez moi, seule, je me rendis compte qu'il ne m'avait même pas laissé son numéro de téléphone. Peu après, alors que je posais mes affaires près de mon lit, je m'évanouis sur le matelas.


"J'ai donc compris, après longue refléxion, que je pourrai donner ma fille à son père si je déversais toutes mes larmes de sang dans l'étang d'eau purifiée. Pour cela, je les ai longuement receuillies et conservées dans des bouteilles vides d'eau minérale."


Le matin suivant est survenu quelques jours après. Un coup de téléphone me réveilla et la voix d'une amie, inquiète, me parvint.

-"Est-ce que ça va ? ça fait plusieurs jours que tu n'est pas venue au bureau !"

Je ne voulais pas l'inquiéter, alors je mentis.

-"Oui, ça va. J'ai été un peu malade, et je n'avais même pas la force d'aller jusqu'au téléphone."
-"Ah, ma pauvre. ça va mieux maintenant ?"

Je compris bien qu'on m'avait refilé une sorte de drogue, comme à Estelle Norman. Mais je ne voulais toujours pas inquiéter mon amie.

-"Oui, tout à fait."

Puis, j'eus une idée.

-"Dis-moi, est-ce que tu as entendu parler d'Estelle Norman ?"

Mon amie resta silencieuse quelques instants, puis répondit d'une voix hésitante.

-"Est-ce que tu te fiches de moi ?"

C'était donc un client important. Je devrai vérifier dans les fichiers de l'agence.

-"Oui, je blaguais. Allez, on se voit demain."

J'ai raccroché. Il faudra que j'aille voir un docteur pour ma tête, parce que je n'arrivais toujours pas à savoir ce qu'elle avait bien pu faire. J'ai alors commencé à douter de ma santé mentale. Je me rendormis.


"Une fois que j'eus déversé tout le contenu de mes bouteilles dans l'étang, je me rendis compte que ce n'était pas suffisant. Je me suis donc taillée les poignets pour que ma fille puisse enfin parvenir à celui qui l'a mise au monde."


A mon réveil, j'étais attachée à une espèce de civière. Quelques infirmiers s'affairaient autour de moi, et s'agitèrent davantage en voyant que je revenais à la vie. L'un d'eux s'adressa à moi.

-"Madame, est-ce que vous m'entendez ?"

Sa voix résonnait dans mes oreilles.

-"Oui... parlez moins fort s'il vous plaît."

L'infirmier prit compte de ma requête. Il continua plus bas.

-"Cela ne valait vraiment pas le coup d'en finir comme ça. Surtout une femme aussi belle que vous."

Il cligna de l'oeil. Je sentis qu'on emmenait la civière quelque part d'autre. L'infirmier me suivait, tout près.

-"Mais je crains qu'il vous faudra bien vous expliquer avant de pouvoir sortir d'ici."

Je ne compris pas tout de suite ce qu'il voulait dire, jusqu'à ce qu'un inspecteur entre dans la chambre où l'on m'avait laissée.


Quelque temps plus tard, j'étais assise dans un tribunal. Le juge me demanda de me lever. Quand il me déclara coupable, je me rendis compte que j'avais enfin trouvé Estelle Norman. Je voulus remercier le Ciel de ne pas être folle. Je levai donc les bras et le regard vers le firmament. J'ai exclamé de toutes mes forces:

-"OUI !".

- Newsdee(06/2000).